CHAPITRE VI
— Eh bien ! gloussa Fernando. Nous avons eu de la chance, on dirait. Ça n’a pas été bien difficile de te trouver. Toi aussi tu as eu de la chance… Avec Chris, je veux dire. Mais tu vois, elle n’a pas duré bien longtemps…
Fernando avança d’un pas encore. Le canon de son arme effleura la chemise de Jo, qui recula mécaniquement. Il ne comprenait rien de ce que disait Fernando. Il sentit ses sourcils se froncer dans une inutile mimique de réflexion. Il ne comprenait rien. On n’allait pas l’exécuter sommairement pour le meurtre de sa femme, quand même ! Il recula encore d’un pas. Derrière Fernando, le groupe se pressait. Bien tardivement, Jo se rendit compte que tous les arrivants étaient armés. La grosse femme blonde à droite de Fernando (la mère de Chris ?) serrait dans sa main dodue un revolver à canon court, l’homme sec contre elle (était-ce bien son père à lui ?) brandissait une carabine, l’autre femme tenait un fusil de chasse, le second homme une sorte de pique, non, une faux à la lame enfilée verticalement sur le manche. Cette débauche d’armement, pour lui ? Cela n’avait pas de sens. Il recula d’un pas encore. La petite bouche ronde de la mitraillette (une Uzi israélienne, le nom avait germé dans l’esprit de Jo sans qu’il sût d’où il venait) suivait ses mouvements sans dévier. Il tenta désespérément de parler, de s’expliquer, de questionner, il ne savait pas par quoi commencer, il ne put que bredouiller misérablement :
— Pourquoi… Je ne suis pas… Je ne comprends rien…
Fernando gloussa encore en montrant ses dents, des dents pointues et irrégulières, tachées de brun. Fernando ricanait, Jo ne pouvait détacher les yeux de ce ricanement, de ces dents mauvaises, derrière lesquelles il voyait frétiller une langue.
— Tu ne comprends rien, vraiment, mon cher Jo ? Fais donc un effort, voyons… Les Andros, les Scyncos… Tu ne te souviens pas ?
— Les Andros ? Les… les quoi ? Mais qu’est-ce que tu racontes ? De quoi est-ce que je devrais me souvenir ?
— Allons, allons, espèce d’Andro. Tu joues la comédie, ou quoi ? Tu sais pas que tu es un Andro et que nous sommes des Scyncos ? Je vais t’apprendre une bonne chose : nous avons eu tous tes semblables, mon pauvre Jo. Il ne reste que toi, et peut-être un autre, qu’on n’a pas encore localisé. Mais ça ne saurait tarder. Quant à toi…
Le canon de l’Uzi se releva, le cercle noir était maintenant braqué vers la poitrine de Jo. Un dernier pas en arrière, son dos buta contre l’angle du couloir. Désespérément, Jo cherchait dans sa tête une signification quelconque aux mots de Fernando. Les Andros… les Cinq O… ou les Scyncos. Ça ne voulait rien dire, ces termes refusaient d’acquérir une signification. La folie avait changé de cours, mais elle continuait, mortelle, plus mortelle qu’avant. Fernando avait détourné la tête, son ricanement incessant s’adressait maintenant au groupe serré autour de lui :
— Vous avez entendu ? Il a l’air d’être sincère, ce cher vieux Joseph. C’est peut-être vrai, au fond. Son cerveau de mammifère grossier a peut-être mal supporté le choc du transfert ?
Fernando se mit à rire, un rire haut et sifflant. Ses compagnons l’accompagnèrent, une bourrasque de sifflements hoquetants. Les chenilles se ruèrent entre les vertèbres de Jo. Les rires, et ce qu’ils évoquaient, n’en étaient pas la seule cause. Il venait de reporter son regard sur les compagnons de l’homme à la mitraillette. Derrière les deux couples âgés trois autres personnes étaient entrées. Deux hommes, en qui Jo crut reconnaître deux autres de ses amis, ceux qui complétaient les parties de cartes, c’est du moins le renseignement prémâché que son cerveau lui accorda. La troisième personne était une femme. Une petite femme menue, au casque de cheveux blonds pâles et au visage triangulaire, une femme habillée d’une combinaison qui avait dû être blanche mais que des torrents de sang séché échappés de multiples déchirures dans le tissu avaient recouverte du col aux chevilles d’une croûte noirâtre à reflets mauves.
La folie. La folie. Jo eut conscience de son bras qui se levait vers le spectre noir de sang, il sentit que sa bouche essayait de former un prénom à la fois familier et terriblement, horriblement étranger, mais cette toute simple et brève syllabe refusa de sortir. Le mur était dans son dos, il s’y plaquait avec autant de force que s’il avait eu l’illusion de pouvoir y rentrer. Fernando sifflait, l’œil noir de la mitraillette cherchait le bon endroit pour cracher des larmes de cuivre dans sa poitrine. Il sentit contre sa fesse une pièce de métal angulaire entrer dans sa chair. Il décolla ses reins du mur, sa main droite vola vers sa poche arrière, elle resurgit lourdement lestée de métal, son bras se tendait, il se courbait, son index pressait la virgule d’acier contre laquelle il s’était si naturellement logé. L’explosion des quelques grammes de poudre contenus dans la cartouche fut si violente qu’elle assourdit Jo en fracassant le monde. Le pistolet automatique sauta dans sa main, le recul fit craquer les muscles de son bras, un âcre nuage de cordite se précipita dans ses narines, il toussa, tira à nouveau.
Il aurait été incapable de dire si sa première balle avait touché quelqu’un. Son second coup visait Fernando. Il le manqua. Mais la grosse femme blonde à côté de lui sursauta, sa main tenant le revolver monta vers le haut de sa poitrine, suivie de l’autre. Une goutte noirâtre enfla sur la mousseline jaune paille de sa robe, juste sous le collier de perles. La goutte s’évasa vers le bas, un encrier qui se renverse. La grosse femme ne tombait pas, elle avait simplement baissé la tête pour regarder sa blessure avec beaucoup d’étonnement dans son regard myosotis. Le tout s’était passé en moins de deux secondes, bien sûr. À la deuxième, l’Uzi se mit à crépiter.
Les balles cognèrent le mur, traçant une diagonale de trous bien nets autour desquels le plâtre fumait, à l’endroit où s’était trouvé Jo au moment même où Fernando commençait à presser sur la détente. Mais Jo avait tourné derrière l’angle, à une vitesse aussi stupéfiante pour lui que lorsqu’il s’était vu dégainer et tirer. À nouveau il se sentait extérieur à lui-même, dépossédé, c’était un autre qu’il observait agir avec des réflexes de baroudeur.
Cet autre courait dans le couloir tandis que les balles s’incrustaient en chuintant dans le mur. Cet autre savait qu’il n’avait qu’une seconde supplémentaire, ou deux, pour se mettre à l’abri avant que Fernando et le reste de la troupe tournent à l’angle du couloir. Et le couloir n’avait guère plus de six ou sept mètres de longueur, avant de se terminer par un cul-de-sac. Buste plié en angle droit pour offrir le moins de surface possible à la prochaine rafale, Jo courait. Il dépassa une première porte sur sa droite. C’était la chambre de Mikhaïl. La porte en était entrebâillée, le panneau du bas était fendu, il sembla à Jo qu’une masse indistincte rampait derrière les lattes disloquées. Il ne s’arrêta pas, il ne laissa pas les frissons glacés le pétrifier. Il dépassa une seconde porte sur sa gauche. La chambre d’Aïcha. Elle était toujours fermée, mais quelque chose grattait contre le bois, des griffes acharnées. Il continua. Il restait une dernière porte juste avant le cul-de-sac. Il pila, l’ouvrit, entra. Au moment où il s’infiltrait dans l’étroit cagibi, la rafale attendue éclata en échos pétaradants à travers le couloir. Il sentit le vent des balles dans son dos, entendit le choc mat des projectiles dans le mur, le cri d’un sous-verre qui se brisait. Il claqua la porte sur lui, baissa le loquet. Il était dans les chiottes. Il avait à nouveau deux secondes de répit, peut-être trois.
Il monta sur la cuvette des W-C, ouvrit la petite fenêtre à la vitre teintée en bleu, infiltra son buste par l’ouverture restreinte. En face de lui, au-dessous de lui, c’était la même nuit compacte qu’il avait déjà sondée depuis sa chambre. Il passa d’abord les bras, puis la tête. Il sentait le vide sous lui, cet appel moqueur, effrayant, tentateur. Il poussa sur ses bras, son buste s’engagea dans l’ouverture, se bloqua aux hanches. Il se contorsionna. Un coup retentit à la porte des chiottes, suivi immédiatement d’une courte rafale qui cingla les carreaux de céramique. Il sentit l’impact des éclats sur ses jambes. Il réussit à franchir le cadre, il entendait les murmures sifflotants de ses poursuivants, le cliquetis métallique de la mitraillette que Fernando réapprovisionnait, le choc contre la paroi de la porte à la serrure fracassée, ouverte à la volée. Ses pieds prirent appui sur le rebord de la fenêtre. Il était dehors, entièrement, dans une obscurité impénétrable. Il lâcha le rebord de la fenêtre, se propulsant en arrière d’une détente des genoux. Et il tomba.
Il tombait dans le noir, il chutait dans le néant. La chute dura des siècles. Il les compta, alors qu’il se mettait en boule, talons aux fesses, bras remontés derrière sa nuque. UN… DEUX… TROIS ! Il toucha le sol à TROIS, se reçut sur ses pieds, tomba sur le côté. Ce n’avait pas été des siècles, finalement, seulement des secondes, trois petites secondes, le temps qu’il fallait à un homme de son poids pour sauter d’un premier étage, 3 m 50, au niveau de la rue. Il roula sur lui-même, se releva dans le même mouvement. Il ne s’était rien cassé, il ne s’était pas froissé de muscle, il n’avait même pas lâché son pistolet. Il se trouvait dans la rue très étroite, la ruelle, située derrière sa maison. Au-dessus de lui, le mince rectangle de la fenêtre des chiottes brillait, une lumière aveuglante dans tout ce noir. Une silhouette s’y encadra, la meublant presque entièrement d’une ombre prolongée par une dangereuse protubérance. Jo raidit le bras, ferma un œil, aligna la silhouette entre l’œilleton et le cran de mire de son pistolet, tira. Cette fois il sut accompagner le recul, son bras ne se ressentit aucunement du choc de départ de la balle, qui hulula dans l’ombre. C’était un ricochet, Jo avait manqué sa cible.
Une rafale répondit à sa balle, les projectiles s’incrustèrent autour de lui sur le bitume, il vit le sol se crevasser à quelques centimètres de ses pieds, d’autres éclats lui cinglèrent les mollets. Il bondit droit devant lui, hors du rectangle de pâle lumière aux bords délayés où il se détachait avec un peu trop d’innocence. La nuit, la vraie nuit se referma sur lui. Il ressentit une impression d’humidité le long de son bras gauche, la vieille blessure au couteau, qui s’était rouverte dans sa chute. Là-haut, chez lui, la fenêtre des W-C. n’était plus à nouveau qu’une surface brillante d’une nudité rassurante. Mais l’impression était trompeuse. Jo savait que ses poursuivants retraversaient l’appartement, se précipitaient dans l’escalier. Il ne fallait pas qu’il reste là. Il avait… peut-être la moitié d’une minute devant lui. Ou un peu moins. Était-ce suffisant pour les semer ?
L’obscurité autour de lui gonflait ses volutes, elle roulait, elle rampait. Mais non, mais non. Ces mouvements noirs dans le noir, ce n’était que des fantômes sur sa rétine, des fantômes à l’intérieur de son crâne. Il put enfin détacher les yeux du rectangle jaune planté dans l’irréel pan de nuit, avança droit devant lui, les bras s’enfonçant dans la mélasse.
Il savait, ou il croyait savoir que la ruelle se prolongeait sur une vingtaine de mètres environ avant de déboucher sur une rue plus large, parallèle au grand côté de la place. La rue… ah ! il n’en savait plus le nom. Mais ça n’avait pas d’importance. Il devait l’atteindre, au plus vite. Dans cette rue, il y aurait peut-être des lumières, il pourrait courir, il pourrait…
Il entendit un choc vibrant, le bruit d’une porte qui se rabat avec force contre un mur. La nuit engourdissait les sons, rendait leur localisation incertaine. Mais il n’avait pas besoin d’une estimation précise de la provenance du bruit pour comprendre que c’était la porte donnant sur sa rue qui venait d’être repoussée. Des pieds heurtaient le macadam, sur un rythme d’abord incertain, mais qui prit très vite, trop vite de l’assurance et de la rapidité. Ils arrivaient. On le coursait. On lui collait aux talons.
Jo s’efforça d’accélérer la cadence de ses pas, tout en étouffant au maximum le pla-plap ! de la semelle de ses bottines. Il ne voyait toujours rien au niveau de la rue. Mais il y avait quand même cette faible nuance entre le noir des façades et des toits et celui du ciel, cette crevasse au-dessus de la ruelle. Jo s’y guidait. Il lui semblait – mais c’était sans doute une autre illusion, une autre fantasmagorie, que le ciel sans étoiles recelait dans ses profondeurs une sourde luisance, un sombre reflet d’acier bruni. Il trottait sans oser courir vraiment, son bras gauche tendu à l’horizontale effleurait le mur sur sa gauche. Derrière lui, le martèlement des pieds enfla d’un coup. La meute avait tourné l’angle de la rue, elle pénétrait dans la ruelle. Il entendit :
— Vite ! Il est ici…
Une voix de femme. Peut-être la femme qui avait reçu sa balle en pleine poitrine et qui n’était pas tombée. Peut-être… peut-être Chris elle-même. Mais il ne devait pas penser à ça, surtout ne pas évoquer les impossibles éléments de la folie qui continuait. Sinon ils deviendraient trop pesants – et Dieu sait s’ils l’étaient déjà ! Sinon ils l’étoufferaient complètement – et Dieu sait s’il était déjà au bord de l’asphyxie mentale…
Dieu ? Pourquoi cette expression toute faite lui venait-elle en tête ? Il n’y avait pas de Dieu. Jo leva une fois encore les yeux. Il n’y avait pas de Dieu, seulement une obscure voûte d’acier noir refermée sur le monde. Il devrait s’en tirer tout seul. Les pas claquaient derrière son dos, sa main gauche qui râpait la façade fut soudain aspirée par le vide. Il trébucha, fut déporté sur le côté, faillit tomber. Il était arrivé au bout de la ruelle, à l’angle de cette fameuse rue dont il ne retrouvait pas le nom. Derrière lui on criait toujours :
— Fissa !… Fissa !
— Adelante !
— Oghonn !
Suite à cette dernière injonction, un unique coup de feu claqua, un coup sourd, le fusil de chasse. Les plombs s’éparpillèrent quelque part sur sa droite, dangereusement près. Certains miaulèrent en ricochant, une vitrine se fracassa dans la nuit. Jo s’aplatit derrière l’angle du mur. Son cœur battait, il avait à nouveau soif, avec ce sale goût métallique dans la bouche. Mais au moins, les chenilles étaient retournées dans leur niche. Il attendit d’autres coups de feu qui ne vinrent pas. Parce qu’il était abrité par le mur ? Jo eut la sale impression – la très sale impression –, que ses poursuivants voyaient dans la nuit. Pourquoi s’était-il mis cette idée sous le crâne ? Parce qu’on lui avait tiré dessus et que les plombs étaient venus presque exactement dans sa direction ? Ce ne pouvait être que hasard… Mais il ne pouvait pas compter dessus, ni le solliciter davantage. Étouffés, murmurants, les pas sur le macadam et les voix à nouveau confuses montaient dans le noir. Il ne fallait pas qu’il reste immobile, malgré cette chape qui n’avait que trop tendance à le river au sol et dont il n’avait que trop tendance à accepter le poids.
Il se décolla du mur, avança droit devant lui. Traverser cette rue, se lancer dans ce gigantesque espace vide, dans ce néant sans contour. Son pied sentit le rebord du trottoir, il se mit à marcher avec plus d’assurance dans la rue, en diagonale. Il obliquait vers sa droite, il ne voulait pas revenir vers la place, gouffre encore plus vaste où il avait peur de se noyer. Ses pieds se soulevaient, franchissaient un mètre de néant, reprenaient en souplesse contact avec le sol. Il avançait sans bruit, enfin… c’est ce qu’il lui semblait. La sourde luisance noire du ciel lui permettait de se guider. Et puis… vers ce qu’il estimait être le bout de la rue, il pouvait maintenant distinguer nettement les toits, en ombres chinoises sur une vague luminescence rouge. Là-bas, loin dans le ventre de la ville, il y avait une source de lumière. C’est de ce côté qu’il devait se diriger. Avec la meute à ses trousses. Avec ces gens qui en voulaient à sa peau, qui le coursaient dans le noir sans paraître en être gênés, et dont les voix parfois claquantes, parfois murmurantes jusqu’à ne plus ressembler qu’à de vicieux sifflements, adhéraient à sa nuque.
Le bout de la bottine de Jo donna contre la bordure du trottoir opposé. Le bruit lui parut envahir la rue, gonfler dans l’espace et revenir vers lui en une gerbe d’échos qui le désignaient aussi sûrement que des doigts tendus. Une courte rafale et le chtong ! caverneux du fusil de chasse répondirent immédiatement à sa maladresse. Il avait anticipé la salve avec une fraction de seconde d’avance, s’était aplati sur le trottoir, son menton contre l’acier de son pistolet. Balles et plombs miaulèrent au-dessus de lui, une autre vitrine explosa, grêla interminablement à peu de distance de son flanc. Il avait déjà commencé à ramper. Il se releva au bout de trois ou quatre mètres, alors qu’une des voix prononçait distinctement :
— On l’a encore manqué…
Il se mit à courir, les yeux fixés sur le liséré des toits soulignés par la lueur rouge. Il courait, il entendait le choc précipité de ses talons sur le trottoir, il courait, dos raidi dans l’attente du projectile qui l’atteindrait, le traverserait, le culbuterait dans la rue au milieu d’une fontaine de sang jaillissant. Il courait dans la nuit, droit sur le néant, et chacun de ses pas prolongeait sa vie d’un siècle.